Une étude internationale vient de découvrir d’où provient la couleur rougeâtre de ce petit corps céleste gelé en forme de bonhomme de neige : des sucres à sa surface, qui ont des fonctions-clés dans la chimie du vivant.
Il s’appelle Arrokoth, nom qui signifie « ciel » dans la langue – désormais éteinte – des Amérindiens powhatans. Evoluant à 6,5 milliards de kilomètres du Soleil dont il fait le tour en presque trois siècles, ce petit corps gelé a eu son heure de gloire en janvier 2019, lorsque la sonde New Horizons de la NASA lui a rendu une brève visite. Les images envoyées par le vaisseau, qui avait précédemment étudié Pluton, montraient un curieux assemblage de deux grosses boules bosselées, d’une vingtaine de kilomètres de diamètre pour l’une et d’une quinzaine pour l’autre, jointes par une espèce de cou, ce qui avait aussitôt évoqué la forme d’un bonhomme de neige. Une étude internationale publiée le 3 juin déclare qu'Arrokoth est, pour reprendre l’expression imagée des auteurs de l’article, « un monde de sucre », et les sucres que l’on trouve à sa surface participent à la coloration de ce petit corps céleste.
Arrokoth, astre le plus distant jamais visité par une machine humaine, est un objet de la ceinture de Kuiper. Mal connue, cette zone lointaine s’étend au-delà de l’orbite de Neptune et elle est peuplée de corps de taille modeste : des planètes naines bien rondes comme Pluton mais aussi quantité de patatoïdes disparates, vestiges de la formation du Système solaire il y a un peu plus de 4,5 milliards d’années. Là-bas, le Soleil apparaît comme une tête d’épingle pâlotte brillant froidement dans le jais du ciel. Peu de ses rayons parviennent jusqu’à Arrokoth, dont la température tourne autour des − 230 °C. Dans ce congélateur spatial, les objets de la ceinture de Kuiper sont riches en glaces de différentes sortes, d’azote sur Pluton, de méthane sur Makémaké (autre planète naine), d’eau et d’ammoniac.
Lorsque New Horizons a survolé Arrokoth (à quelque 3 500 kilomètres de distance), la sonde a distingué à sa surface la signature de glaces… de méthanol. Cet alcool, le plus simple qui soit, a beau servir d’antigel sur Terre, il se présente sous forme solide aux températures très basses qui règnent dans les tréfonds du Système solaire. Mais il ne constitue pas la cause de la coloration rouge d’Arrokoth, que New Horizons n’était pas en mesure d’analyser, faute d’instruments adéquats.
Qu’à cela ne tienne ! Les auteurs de l’étude des PNAS se sont transportés virtuellement dans la ceinture de Kuiper. Ainsi que l’explique Cornelia Meinert, directrice de recherche au CNRS et cosignataire de l’article, « nous avons décidé de simuler en laboratoire la chimie de cet endroit, qui est influencée par les rayons cosmiques », des particules de haute énergie venues de l’extérieur du Système solaire. Mimant ce rayonnement, des électrons ont bombardé une pellicule de glace de méthanol dans les conditions de température et de pression analogues à celles d’Arrokoth. Et la glace a progressivement viré au rouge distinctif de cet objet transneptunien…
« L’irradiation a été réalisée à l’université d’Hawaï par l’équipe de Ralf Kaiser, qui est connu pour faire ce type de manip, raconte Cornelia Meinert. J’ai ensuite reçu les échantillons pour effectuer les analyses » et déterminer quelles molécules étaient responsables du rougissement de surface. Dans la liste des substances détectées, on trouve d’abord un cortège de sucres et de leurs dérivés (alcools et acides). « On obtient des sucres assez grands comme le ribose, qui a cinq atomes de carbone, et du glucose, qui en a six », détaille la chercheuse qui trouve « très efficace » cette chimie de l’espace.
Autres molécules décelées, des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Pris individuellement, ni les sucres ni les HAP ne donnent la couleur rouge d’Arrokoth. Pour la faire naître, « il faut que les HAP soient connectés entre eux, explique Cornelia Meinert. Et ce sont les sucres qui font ces ponts ». L’énigme d’Arrokoth le rouge a donc trouvé une solution de laboratoire. Cette méthode par la simulation a le défaut de ne pas être forcément conforme au réel, mais, souligne la chimiste, « on commence avec un système assez facile, puis on le complexifie pour s’approcher de la réalité ». Les chercheurs n’ont de toute manière pas d’autre choix : aucune mission n’est actuellement programmée pour retourner dans la ceinture de Kuiper.
L’étude souligne un dernier point important. Les sucres ont des fonctions-clés dans la chimie du vivant, en tant que sources d’énergie mais aussi comme briques de l’ARN et de l’ADN. Le « R » du sigle ARN désigne ainsi le ribose retrouvé dans l’expérience. Et comme certaines comètes qui ont bombardé la Terre primitive étaient issues de la ceinture de Kuiper, il n’est pas interdit de penser (avec prudence) que des cousines d’Arrokoth ont pu, dans un lointain passé, livrer sur notre planète les sucres nécessaires à l’apparition de la vie.
Pierre Barthélémy pour Le Monde.